Un arbre en Lozère ... et ailleurs

E comme "Le pauvre Emile"

Le 05/11/2021 0

Dans La Lozère

Lorsque j'étais enfant et que nous rendions visite à "la cousine", Marie Aigouy, à la Volpilière, elle ne manquait pas de nous parler avec beaucoup de tristesse de son frère cadet, Emile (que j'ai toujours entendu appelé "le pauvre Emile") décédé en 1944 en déportation. Voici son histoire.

Lors du décès du "cousin", Armand Aigouy, ses pairs ont écrit en son hommage un fascicule dont une partie reprend l'histoire de son frère Emile. Je vais en reprendre une partie en complétant par des documents trouvés dans d'autres sources.

Emile Calixte Prosper est née à la Borie le 30 aout 1918. A sa naissance, il avait un frère ainé, Armand, "le Cousin", né en 1911 et une soeur, Marie, "la Cousine", née en 1913.

Le grand chagrin : la disparition du cadet

Pardonne moi Armand ; je dois évoquer ce qui fut pour toi un grand drame intérieur, une bien lourde épreuve.

Avec toi je revois la frimousse de ce frérot, Emile, que tu avais accueilli à la Borie le 30 aout 1918, devenu vite pour toi le compagnon de jeux et de chamailles, presque aussi hardi luron que toi au long des années heureuses. Toi parti, il avait d’ailleurs voulu suivre tes traces, et il avait étudié au pensionnat de Treize-Pierres à Villefranche de Rouergue. Puis il s’était orienté différemment : la vie militaire lui plaisait assez et il avait pris facilement quelque premier galon. En effet, appelé normalement au service militaire en novembre 1938 au 81e R.I.A. de Montpellier, il avait presque aussitôt été dirigé sur Albi-Lapérouse, désigné pour suivre les cours de l’Ecole des Officiers de Réserve. En mai 1939 c’est St Maixent qui l’accueillait.

En septembre 1939, la guerre vous a pris tous les deux. Lui avait rejoint le 38e R.I. stationné à Saint-Etienne à la caserne Rullière. Ce fut pour vous deux une heureuse chance de vous trouver réunis auprès de votre maman pour une petite permission. […]

La suite, on la connait pour toi, Armand. Pour lui, ce fut tout autant brutal et dramatique. Passé au 106e R.I., il est ballotté sur le front qui a craqué et il est fait prisonnier le 26 juin. C’est du camp d’Autun qu’il redonne de ses nouvelles. Suit alors son odyssée dans la « grande » Allemagne :

  • Oflag XII B en aout 1940
  • Stalag XII A en novembre 1940.

Je ne saurais présentement faute de documents sous la main situer géographiquement le Stalag XII A sur une carte d’Allemagne. Mais ce que nous savons actuellement c’est que le sous-lieutenant Emile AIGOUY, un jour de février 1942 joue la belle et s’évade. Malheureusement, il est repris et envoyé le 1er mars 1942 à l’Oflag IV C. A partir de là, nous pourrons essayer de le suivre grâce aux lettres qu’Armand avait conservées, du moins à partir du 15/03/1943.

Stalag xiia

Stalag XII A :

Emplacement : LIMBOURG.

Le stalag XII A a été aménagé en Prusse rhénane, à une centaine de kilomètres à l’est de la ville de Coblence, dans la campagne qui sépare la cité de Limbourg du village de Diez. Dans cette région qui fait partie de « la trouée du Rhin », la vallée possède une activité agricole très développée.

Casernement : le camp se compose de 24 baraques de briques dont la majorité n’a qu’un rez-de-chaussée. L’installation comprend 2 grands dortoirs de 150 lits supersposés.

L’Oflag IV C n’est pas un camp d’officiers comme les autres, parmi les autres. Le Père Yves-Marie Congar qui y fut enfermé dit qu’il était formé « de tous les malchanceux des autres camps ». Plus connu sous le nom de citadelle de Colditz, ou château de Colditz, il était spécialement aménagé pour garder sous haute surveillance les fortes têtes de toutes origines nationales, des officiers surtout, ayant à leur actif quelque tentative d’insubordination ou d’évasion.

Colditz est situé sur la Mulde, la rivière même qui coule auprès du kommando 170/13, celui d’Armand, mais Colditz est à environ 70 km en amont de Dessau.

Colditz

Cheminons donc à présent à la demi-lumière des messages reçus par le grand frère.

15/03/1943 – Oflag IV C (Colditz). Relevons seulement cette phrase qui est sans doute une annonce sous sa forme anodine : « Pour mieux fixer l’heure de la classe, j’attends les évènements de l’été ».

13/06/1943 - Oflag IV C (Colditz). Cette lettre relate les petits faits quotidiens : occupations, jeux, lecture, étude de l’allemand. Suit alors dans la correspondance un vide de 3 mois. Puis arrive un courrier venant d’un autre camp :

4/09/1943 – Oflag X C : Emile parle d’une « nouvelle installation ». « C’est un séjour à la campagne. On voit des paysans se hater, on entend les oiseaux, on part se balader ». Pauvre Armand ! Il n’est vraiment pas gâté de détails. Et il doit se demander les raisons de ce transfert. Son frère n’aurait-il pas encore fait quelque tentative avortée ?

10/10/1943 – Oflag X C (Lübeck) : « Tu es peut-être au courant de mes petits avatars. J’ai passé plus de deux semaines au noir… » Pour l’instant, nous ne voyons pas de quelq avatars il serait question, et pour quelle raison il a été enfermé durant plus de deux semaines.

9/11/1943 – Oflag X C (Lübeck) : « Je passe devant le Conseil de Guerre le 25/11. Je serai certainement acquitté. On ne saurait confondre tentative d’évasion et délit de droit commun ». L’avatar en question s’éclaire ici : sans doute quelque tentative d’évasion avortée.

13/11/1943 – Oflag X C (Lübeck) : « J’en ai plein le dos de cette histoire-là. Nous sommes ici dans des conditions d’habitat détestables : 16 dans un espace réduit, et pas une minute de silence ». « Rendez-vous à la Parade pour Pâques : amende aux retardataires ». Comment ne pas entendre dans cette dernière phrase une nouvelle annonce ?

24/11/1943 – Oflag X C (Lübeck) : « Plus tard je te raconterai les petites histoires des camps spéciaux ; nous en rigolerons, il y a de quoi… »

1/12/1943 – Oflag X C (Lübeck) : « A la séance du Conseil de Guerre, à la kommandantur du X C, le 25/11, j’ai été condamné avec deux camarades à un an de prison. Ce n’est pas tellement les faits qui nous étaient incriminés (Diensmaterialbeschädigung[1]) qui nous ont valu cette condamnation. Le président nous a dit lui-même que cela devrait servir d’exemple pour enrayer les évasions. La punition deviendra applicable le jour où elle sera signée par l’OKW ». Il en profite pour expliquer à son frère : qu’il ne faut rien dire à maman qui se ferait trop de soucis, seulement lui laisser croire qu’il a encore changé de camp – il risque d’être interné à Graudenz[2], la prison des officiers – sa correspondance sera peut-être supprimée, ou toutefois rendue difficile. […]

Il n’attendra pas la signature de l’OKW. Car deux jours plus tard, le 3/12/1943, Emile Aigouy s’est évadé du camp X C. 

En réalité, Emile est repris quelques jours plus tard. Ayant perdu ses papiers d’identité, il donne le nom de Léon Fallon, un copain plus chanceux qui a réussi à rejoindre la France et dont le dossier était vierge de toute évasion. C’est donc sous ce nom qu’Armand recevra des nouvelles de son frère.

Le 24/04/1944, c’est une simple carte que Fallon envoie et ce sera la dernière : « C’est le printemps qui frappe à la porte. De quoi demain sera-t-il fait ? Espoir et courage ! Ton frérot t’embrasse bien fort. »

Voilà, c’est fini. Les derniers mots ont été dits. Et Armand ne recevra plus rien de lui.

Deux jours plus tard, le 26 avril, Emile, une dernière fois, prenait la clé des champs, en empruntant avec toute une escouade de copains le « tunnel de l’infirmerie ».

Sur la totalité des évadés, quatre réussiront leur coup. Certains sont repris et remis à la Gestapo. Les cendres funéraires de deux d’entre eux sont réexpédiées au camp.

Alors, pour Emile ? Pendant longtemps on n’a absolument rien su. Et même à présent, on ignore vraiment ce qui s’est passé.

Une enquête de 1951 du Ministère des Anciens Combattants arrive à la conclusion suivante : « J’ai l’honneur de vous faire connaitre que d’après un document officiel émanant du Bureau National Français de Recherches, il ressort que le Lieutenant Emile Aigouy est décédé le 30 mai 1944 à Buckenwald (Allemagne) sans autre renseignement ».

On n’en saura pas plus.

 

[1] Dégradation de matériel de service.

[2]  Ville et forteresse militaire, sur la Vistule en Prusse Orientale.

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