Dans la grande falaise dolomitique qui couronne les gorges du Tarn, entre Blanquefort et le Ron rouge, où planent les vautours, la roche présente un accident remarquable. « Une rainure rectiligne, gravée en creux dans la pierre, remonte de la base à trente mètres de haut, puis s'infléchit à gauche, s'évase et forme un orifice à peu près circulaire, qui sert d'entrée à une belle caverne. D'en bas, rien ne fait soupçonner l'existence de cet asile, dont l'entrée se cache derrière un pli de rocher. La grotte, si elle est accessible, ne peut l'être que par le sillon perpendiculaire, incisé à vif par la nature dans l'épaisseur de la masse ; il peut avoir un mètre de largue, un peu moins de profondeur. Pour aller du sol à ce nid d'aigle, vous demanderiez les ailes de l'oiseau. Ce tour de force n'est pourtant qu'un jeu pour les poignets d'acier du jeune pâtre de la montagne, qui visite quelquefois la caverne, précisément parce qu'il y a quelque difficulté à le faire, et, quand l'orage tonne au dehors, quand les ardeurs de la canicule embrasent la falaise, il a cette aire pour asile et se passe le plaisir de roi de manger son pain noir dans la grotte de M. Arnal.
C'est là en effet que s'était réfugié le curé de Saint Pierre-des-Tripiers, attendant la fin des mauvais jours dans la prière et recevant d'en haut, au bout d'une corde, les vivres et quelquefois le billet qui l'avertissait des besoins spirituels de sa paroisse. C'était un prêtre édifiant par sa charité. "Les vieillards, dit le conférencier de 1852, nous assurent que, lorsque encore jeunes ils assistaient à ses catéchismes, il retenait, après l'instruction, ceux d'entre eux qui étaient pauvres, pour leur donner un repas. » Un soir qu'il rentrait d'une course apostolique, sous une pluie qui rendait les rochers plus glissants, il ne put remonter dans son aire qu'en laissant en bas ses souliers et son manteau. Quand il redescendit, le matin, pour les prendre, il fut pris lui-même par des volontaires de l'Ariège, guidés par Caussignac, un de ses paroissiens. Conduit à Mende, il fut interrogé le 12 juillet 1794.
- Pourquoi te réfugiais-tu dans les cavernes ?
- Parce que je craignais d'être arrêté.
- Tu te sentais donc criminel, des lors que tu craignais d'être arrêté ?
- Je n'avais pas prêté le serment prescrit par la loi parce qu'il répugnait à ma conscience.
- Étais-tu seul dans cette caverne ?
- J'y étais avec ma nièce.
- N'y as-tu pas été avec de tes collègues ?
- Non.
- Qui vous procurait des vivres ?
- Ma nièce les apportait.
- Comment se nomme-t-elle ?
- Marie Jeanne Arnal, de Palias, commune de Compeyre, district de Milhau.
- N'as-tu pas habité dans ces mêmes gorges depuis un certain espace de temps avec d'autres prêtres ?
- Non.
- Ne sais-tu pas l'endroit ou se retirent d'autres prêtres réfractaires ?
- Non.
- N'as-tu pas été de l'attroupement de l'infâme Charrier ?
- Non.
Extrait de : La Révolution en Lozère, Abbé Pierre J.B Delon, 1922.
Table du premier registre des jugements révolutionnaires rendus par le Tribunal Criminel de la Lozère du 2 juin 1793, jugement qui condamne à mort les dénommés ci-après : Tribunal Révolutionnaire Lozère 1793 - Madeleine Delplanque
La dénonciation de Jean-Antoine Caussignac ne fut pas laissée sans représailles :
Voici d'abord la plainte de Jean Antoine Caussignac, de Cassagnes, celui-là même qui avait livré l'abbé Arnal, curé de Saint-Pierre-des-Tripiers. Le 3o prairial an III (18 juin 1795), quatre brigands armés, barbouillés de noir, se présentent chez lui ; pendant que l'un fait sentinelle à la porte, les autres lui mettent le bout du fusil sur la poitrine, en lui disant « qu'ils étaient là pour le désarmer et qu'ainsi il avait à rendre ses armes."
Caussignac, voyant que les brigands n'avaient pas de mandat légal et les croyant décidés à l'assassiner, « fit semblant de chercher un pistolet qu'il dit avoir caché en un trou au col de la citerne,s'y précipita et se garantit de la mort certaine qui l'attendait, puisque les brigands firent tout ce qu'ils purent, pour l'assommer, en Jetant dans la citerne toutes les grosses pierres qui en fermaient l'entrée, et qu'ils ne désemparèrent que lorsqu'ils le crurent enseveli sous les ruines, ne l'ayant pu apercevoir à cause de la quantité de papier qu'ils y jetèrent allumé. Argent, assignats, linge, tout fut pillé et, en s'en allant, « les brigands, fiers du butin, criaient dans le village de Cassagnes que, n'y ayant plus de république, il fallait exterminer tous les républicains.»
Caussignac se plaint encore d'avoir été « assassiné» une autre fois, « à raison de la constante fermeté qu'il a toujours montrée pour maintenir le règne de la Liberté, et qu'il ne peut se dissimuler que quasi tous les habitants de sa commune (St- Pierre-des-Tripiers), comme zélés sectateurs des apôtres du fanatisme royal et sacerdotal, se sont notoirement coalisés contre lui, disant ouvertement « qu'ayant été la cause de l'arrestation d'Arnal, curé de Saint-Pierre, on doit lui courir dessus, pour n'avoir pas voulu, comme tous ses concitoyens,
favoriser les prêtres réfractaires, qu'ils appellent les martyrs de la religion; que ce motif fanatique avait fait une telle fermentation dans les esprits qu'il ne pouvait plus rester chez lui.
Voilà pourquoi Caussignac quitta sa femme et ses sept enfants, dont l'ainé n'avait que quatorze ans, pour se réfugier dans les chemins escarpés des côtes de la Jonte.
Extrait de : La Révolution en Lozère, Abbé Pierre J.B Delon, 1922.